En France comme aux Etats-Unis, les faits et la vérité sont mis à rude épreuve. De passage à New York University et au Sofitel, le philosophe français Raphaël Enthoven est revenu sur Trump, Fillon, Kellyanne Conway et comment chacun d’entre nous peut chercher la vérité à l’heure des “faits alternatifs”.
French Morning: « Chaque homme a droit au mensonge, ne serait-ce qu’au mensonge qui réconforte » disiez-vous le 6 mars lors de votre conférence à New York. Donald Trump a menti a plusieurs reprises depuis son élection. Si l’individu a le droit au mensonge, est-ce que le président américain est condamnable?
Raphaël Enthoven: Celui qui prétend dire “la vérité, toute la vérité” se condamne déjà à mentir par omission. De plus, on peut effectivement avoir recours au mensonge qui réconforte, par exemple dans le cas d’un médecin qui ne fournirait pas tous les détails de la pathologie de son patient pour ne pas le décourager.
Ça n’autorise pas pour autant un politique dans l’exercice de son métier à mentir ouvertement. Il y a deux façons de mentir selon Machiavel. La première est de mentir en revenant sur ses propos tout en feignant de ne pas le faire. Cette méthode est validée par Machiavel, considérant que cette position est parfois nécessaire et acceptable dans la mesure où l’on témoigne les égards minimaux aux personnes auxquelles on ment. Donald Trump présente quant à lui le mensonge comme une vérité supérieure à la vérité elle-même. Si on lui reproche de mentir, d’être dans le déni de réalité, il interprétera le fait même qu’on lui fasse un reproche comme la preuve qu’on est soi-même menteur. L’expression “alternative facts” (faits alternatifs) prend ici tout son sens.
Ce terme “alternative facts” n’est-il pas une idée issue de la philosophie que Trump a reprise à son compte, selon laquelle il n’y a pas de vérité ni de faits immuables, mais que des interprétations?
Ce propos de Nietzsche est souvent galvaudé. Le philosophe ne prétend pas que la vérité n’existe pas. Il dit que toute réalité est le résultat d’une interprétation, et qu’il est tout à fait possible d’ouvrir le champ des interprétations et d’évaluer celles qui sont recevables ou non. C’est un appel à la discussion et au débat. Quand la conseillère de Trump Kellyanne Conway parle de faits alternatifs en évoquant le nombre record de personnes ayant assisté à l’investiture du nouveau président américain, elle prétend exactement le contraire. Ce qu’elle dit, ce sont que les chiffres, les photos donc les faits qu’on lui présente ne sont pas la vérité. Elle présente alors des faits alternatifs qui seraient restés invisibles parce que les gens n’avaient pas envie de les montrer. On sort ici du débat pour entrer dans la censure. Cela montre toute l’impudence du menteur, qui ne se soucie pas d’être cru mais cherche seulement à montrer qu’une réalité qui n’est pas la sienne est une invention.
Comment cette notion s’est démocratisée et peut faire autant d’adeptes?
Les faits alternatifs ont du succès depuis toujours. Le monde n’est pas là pour nous faire plaisir et la réalité vient parfois heurter nos préférences. Alors quand quelqu’un vient nous réconforter en nous disant, “avec moi, le méchant réel est congédié au profit d’un gentil rêve dont je suis le porte parole”, le délire d’y croire peut l’emporter sur le constat de ce qui est, c’est à dire la réalité elle-même.
Avec Trump, on n’est pas dans la simple démagogie de celui qui persuade les autres que ses solutions sont les meilleures. C’est un déni collectif de réalité dont le porte parole a été élu, et dont il ne se rendra pas responsable le jour où on en verra les conséquences. Je suis convaincu que son dispositif d’absolution est déjà en place. “Je n’ai pas échoué, c’est la faute au méchant système, au méchant réel”.
L’élection et le début de mandat de Donald Trump ont mis la vérité à rude épreuve. Quelles peuvent-être les conséquences sur l’élection présidentielle française?
On assiste non pas à une libération de la parole mais à son enfermement. Les mots n’ont plus de compte à rendre. Lorsqu’on entend un soutien de François Fillon lancer au Trocadéro “mes amis, vous êtes 200 000” alors que la place ne peut en contenir que 45 000, on constate que la réalité a beaucoup moins d’importance que le sens et la forme qu’on a choisi de lui donner.
Le philosophe Clément Rosset a beaucoup étudié la façon dont on pratique le déni. Il en donne une image intéressante. Lorsque je suis en voiture et que le feu passe au rouge, en général je m’arrête, reconnaissant le réel et ses conséquences. La posture de François Fillon ou de Kellyanne Conway est différente: je reconnais que le feu est rouge mais je conclus que c’est à moi de passer. La reconnaissance du réel n’a ici aucune prise sur le comportement. Je me sers de la réalité pour en tirer une conclusion qui n’a absolument rien à voir avec ce que j’ai reconnu comme étant réel. C’est une position injustifiable, raison pour laquelle ceux qui la tiennent n’aiment pas les débats. Les électeurs de Marine Le Pen en sont également un très bon exemple. Ils affirment vouloir voter pour elle car tous les autres sont corrompus. Mais lorsqu’un journaliste leur explique que Marine Le Pen est-elle même mise en cause dans quatre affaires, ils répondent “oui, mais qui ne l’est pas?”. Ce qui relève d’une cause au début est devenu à la fin de la phrase un alibi.
La situation des intellectuels dans cette ère de post-vérité vous inquiète-elle? Quels rôles avez-vous à jouer?
Je suis militant d’une seule cause: le devoir de penser contre-soi même. Penser par soi-même est illusoire, car quand on pense par soi-même on pense en fait tout seul ou comme tout le monde. Penser contre soi-même, c’est se faire à soi-même la totalité des objections qu’on peut se faire, c’est considérer que la recherche de la vérité est plus désirable que ma conviction. Il est possible d’être en désaccord sans être ennemi, voilà ce que je veux faire comprendre, en provoquant par exemple des instants de dialogue sur Twitter, où j’essaye de transformer les indignations ou les injures en constat pacifique de désaccord.
Vous reprochez à l’indignation sa forme consensuelle, passive. Comment l’opinion publique devrait-elle manifester son mécontentement?
L’indignation est en effet une position extrêmement consensuelle car elle n’a pour effet que de donner bonne conscience. L’homme indigné ne s’engage pas, il peut ainsi dormir sur ses deux oreilles. La bonne conscience garantie le sommeil. L’homme révolté à la différence de l’indigné est celui qui, loin de prétendre détenir la vérité, tente dans la mesure de ses moyens de lutter contre ce qui lui semble injuste. La révolte culmine dans l’action alors que l’indignation est immobile. Et le meilleur moyen de maintenir vivace cette flamme de la révolte, c’est d’essayer en permanence de penser contre soi-même.