« Je suis complètement addict à la peinture murale. Je trouve ça grisant d’avoir une énorme surface à couvrir. Et c’est un peu le problème, parce qu’on n’a pas toujours de grands murs à peindre sous la main », plaisante Amélie de Cirfontaine alias amillionair.
La jeune franco-américaine a vu sa carrière d’artiste prendre une nouvelle ampleur il y a quelques mois. Plus précisément en avril 2020, en plein confinement lié à l’épidémie de Covid-19. Les rues de San Francisco étaient vides, abandonnées, l’ambiance maussade, les commerces fermés. Des planches en bois commençaient à recouvrir les vitrines des enseignes… et sont devenues ses toiles favorites. Elle qui avait plutôt l’habitude de travailler à la commande pour des start-ups, ou de faire de l’art abstrait dans son studio, s’est alors transformée en vraie artiste de rue.
« J’ai commencé avec des wheatpaste posters, tu fais ta propre glu avec de la farine de blé et tu colles dans la rue. J’ai créé ces dames avec des bulles qui disent ce que beaucoup pensent. » Dans son domaine, amillionair est une des rares femmes et entend bien se faire une place en tant que telle. « Je voulais que ces paroles viennent d’une figure féminine non seulement parce que ça me permet de me sentir enfin représentée dans l’espace public mais aussi parce que c’est rare de voir des femmes avec ce genre de pensées générales dans le street art. Souvent c’est un homme ou bien un animal qui s’exprime, comme pour l’ours de Fnnch ou le rat de Ricky Rat. Pour moi, c’est une façon de mettre les voix féminines en avant. »
Transgression polie
Afin de ne pas prendre de risques inutiles et de se sentir en sécurité, amillionair opère toujours en plein jour. Parfois en demandant la permission aux restaurateurs ou propriétaires des commerces, et parfois sans. « Au début, c’était un peu effrayant, je me demandais si j’allais me faire arrêter. Même si le wheatpasting peut être décollé très facilement, c’est la forme de vandalisme la plus inoffensive », précise-t-elle. Il lui arrive de croiser des forces de l’ordre. « La première fois, je collais une des femmes aux bulles et un policier s’est arrêté et a juste dit « ça a l’air joli ». Je sais que c’est aussi parce que je suis une femme blanche, et que tout le monde n’a pas ce genre d’interaction avec la police », ajoute celle qui a été très touchée par le mouvement Black Lives Matter.
Amélie de Cirfontaine a grandi en pensant qu’elle devait être une bonne petite fille sage. De celles qui suivent les règles et se tiennent aussi élégamment et discrètement que possible. Elle n’avait jamais envisagé pouvoir transgresser l’ordre établi dans des vêtements plein de peinture. Alors aujourd’hui, elle voudrait que la nouvelle génération sache que c’est permis, qu’elles ont le droit d’être énervées par une injustice, de faire du bruit, de s’exprimer haut et fort et d’agiter énergiquement une bombe de peinture. « J’adore quand les petites filles qui me voient dans la rue me disent « moi aussi je voudrais être une artiste ». »
Plus de pochoir, moins de marketing
« Pour moi, la prise de conscience a eu lieu quand JR (ndlr: le célèbre photographe et artiste français) est venu à San Francisco pour la fresque digitale Chronicles. Je suis allée l’écouter et j’étais très émue. Je me suis dit : c’est ce que je veux faire, créer et véhiculer des messages à la fois poétique et réfléchis. » Et puis amillionair a rencontré Yon, le père du petit bonhomme aux grands yeux, souvent coiffé d’un couvre-chef, parfois assis avec les pieds en avant. « Il m’a appris une des techniques du pochoir, il a été vraiment gentil et patient, lui-même a été l’élève de Fnnch (ndlr : un autre street-artiste local bien connu des San Franciscains) », explique l’ancienne étudiante en sculpture.
La voilà lancée. 9 mois et une douzaine de peintures murales plus tard, amillionair pense plus que jamais que « rester coincée dans un bureau toute la journée n’est pas fait pour [elle] ». La consultante en marketing digital est prête à consacrer plus de temps à ce qu’elle aime vraiment. Elle n’a que 25 ans.
En ce premier mois de 2021, amillionair regorge de projets. L’un d’entre eux se fera avec l’association Paint the Void, dont l’objectif est de soutenir les artistes tout en embellissant San Francisco. Être sélectionnée, c’est donc voir son art reconnu. « Ce sera pour le musée Yerba Buena, je vais collaborer avec cet immense peintre Seibot, à la station de Bart, Powell. On prévoit une large peinture murale avec 5 visages qui représentent différents types de personnes. Comme par exemple une femme trans, une femme de couleur, une femme féminine… » La ville les soutient. Ce qui était autrefois souvent perçu comme parfaitement illégal est aujourd’hui toléré voire encouragé. Dans des rues (et un monde) en pause, l’art est désormais symbole d’espoir.