Jean-Pierre Laffont: «Ma curiosité ne s’est pas émoussée, je garde mon œil de nomade»

Jean-Pierre Laffont: «Ma curiosité ne s’est pas émoussée, je garde mon œil de nomade»

Par Nicolas Cauchy / Le 6 décembre 2023 / Actualité

Lorsqu’il reçoit, le 13 novembre dernier, l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur dans les salons du Consulat de France, Jean-Pierre Laffont est très entouré. À sa droite et ce, depuis 1966, Eliane, son épouse et « partner in crime », comme elle aime à dire et à leurs côtés, Stéphanie, leur fille, visiblement émue. Dans la foule, très nombreuse, venue célébrer les 57 années consacrées au photoreportage de ce grand solitaire qui n’a jamais « partagé un taxi, un repas ou une chambre d’hôtel » pour préserver autant que possible son indépendance, l’ami de toujours Jean-François Leroy, directeur du festival « Visa pour l’image », venu lui remettre l’insigne.

Le Consul général de France Jérémie Robert, Jean Pierre Laffont, Eliane Laffont et Jean François Leroy. NYC, 13 novembre 2023.

Celui qui, « aux stars, a toujours préféré les trottoirs » n’est pas bien connu du grand public français, quand bien même ce même public a pu voir ses milliers de photos couvrant la naissance de la contre-culture américaine, loin des mondanités. Pendant vingt ans, il est le premier correspondant étranger de l’agence Gamma.  

Un immigrant à États-Unis

Médaillé, récompensé, célébré, Jean-Pierre Laffont est un immigrant. Pied-Noir d’Algérie, il a vécu le déracinement, la difficulté à trouver sa place en France en tant que photographe. Pendant une année entière, il photographie des stars, mais rêve d’autre chose, d’Amérique. Quand il débarque aux États-Unis en 1964, migrant pour la seconde fois, sans argent, sans parler l’anglais, il est plus à même de comprendre et partager la situation de milliers de déracinés, comme lui. « C’est grâce à mon statut que j’ai immédiatement été admis par les Savage Skulls, un groupe de rebelles Puerto Ricans du Bronx qui m’ont laissé les photographier pendant plusieurs jours. Être immigrant m’a beaucoup aidé. J’étais un étranger, comme eux. »

Bronx, New York, 20 juillet 1972. Les Savage Skulls s’affichent toujours en rangs serrés sur les trottoirs, comme dans une scène de West Side Story.

Le livre « Ma tumultueuse Amérique » est le témoin des trente années qui vont suivre à sillonner le pays pour rendre compte de la naissance des mouvements de libération de la femme et des homosexuels, du déclin de l’automobile à Detroit, de la pauvreté des villes et des campagnes, des inégalités, des gangs… Tout ce qui constitue la Démocratie américaine , « si différente des autres et si intéressante à photographier. »

Manhattan, New York City, 28 juin 1970. La Gay Pride est née. Suite à de violents incidents contre des homosexuels qui ont eu lieu un an plus tôt, un groupe va organiser un défilé pour protester contre l’homophobie.

«Hanté par les occasions manquées»

Les États-Unis sont un paradis pour un photographe comme Jean-Pierre Laffont qui a le don d’être là au bon moment et à la bonne place, don qui a peu de choses à voir avec la chance. « Il faut préparer son sujet, lire la presse internationale, anticiper. Rater une image, un cadrage, un instant parfait, ça ne s’oublie jamais. Je reste hanté par les occasions manquées où je n’ai pas pu montrer ce que je voulais au bon moment. Mes photos ratées sont celles dont je me souviens le mieux. »

Sur le chemin américain, Eliane ouvre le bureau de l’agence Gamma en 1969 et, tous ensemble, avec l’ami Hubert Henrotte, l’agence Sygma en 1973. « Gamma et Sygma sont une nouvelle façon d’approcher le photojournalisme et de faire du reportage. » Le métier en est bouleversé. C’est un nouvel état d’esprit. Désormais, les photographes partagent à parts égales les frais et les recettes avec les agences. « Nous sortons de l’anonymat et nos noms apparaissent en même temps que la publication de nos clichés. Le marché est favorable. De grands magazines comme Life, Look, Paris Match, Stern nous achètent beaucoup de photos. Notre mission est de rendre compte, explorer, informer, montrer l’évolution politique et sociale de notre époque. Mais aussi émouvoir et émerveiller. Je pensais que mes photos contribueraient à changer le monde… Aujourd’hui, je sais qu’elles restent les témoins de la grande aventure de mon époque… »

Fourche Valley, Arkansas, 11 décembre 1980. Roc McTigert a 80 ans et vit seul. Il ne peut plus utiliser sa camionnette car l’essence est trop chère. Il se sert de son cheval pour le labourage et le transport.

L’Amérique, un paradis pour les photographes

Et aujourd’hui ? L’Amérique de Trump et Biden est-elle toujours tumultueuse ? « Souvent burlesque et tragique, mais toujours un paradis pour les photographes. Les clichés s’y prennent sans contrainte, depuis n’importe où, sur les trottoirs, dans le métro. Il n’y a pas, comme en Allemagne ou en France, un droit à l’image qui nous contraint et affaiblit notre travail. »

Un travail qui, lui aussi, a beaucoup changé. « Le progrès des appareils a permis au photographe de ne plus penser à la technologie. Plus besoin de porter quatre ou cinq appareils autour du cou. Mais aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle nécessite, plus que jamais, de nouvelles règles pour défendre nos métiers. »

Entouré de sa famille et de ses amis, l’insigne à la boutonnière, Jean-Pierre Laffont va-t-il continuer à sillonner les chemins de l’Amérique ? « Ma curiosité ne s’est pas émoussée avec le temps. Je garde mon œil de nomade. Mais je dois aussi retrouver la fraîcheur des premières fois, du premier choc visuel. Je ne reconnais plus, dans l’Amérique d’aujourd’hui, la cité brillante au sommet d’une montagne que promettait le président Reagan. On envisage avec Eliane de louer un camping-car et de sillonner la France rurale. Après toutes ces années ici, je suis prêt à passer deux ans avec les fermiers français. »

Detroit, Michigan, septembre 1980. La ville de Detroit est en ruine et connaît un déclin constant depuis soixante ans. La majorité des habitants est au chômage ou déserte la ville pour tenter sa chance ailleurs. La voiture « Made in the USA » se vend mal. Detroit devient une ville fantôme.

Attendons-nous alors, tel « le retour de Detroit qui va renaître de ses cendres et nous donner une belle histoire comme l’Amérique les aime », au perpétuel come-back de Jean-Pierre Laffont.

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